vendredi 29 novembre 2013

Réveil




Je l’ai rencontré il y a presque une année. AVC, aphasie, apathie. Des indications médicales courantes… La relation débute avec nos regards, et il faut l’intercepter son regard qui parfois se perd. Ses mouvements ne sont pas spontanés. Son corps est une prison, sa respiration bloquée. Avec moi, elle ne veut pas marcher, elle semble avoir peur. Je sais qu’avec le kiné, elle marche. Je lui laisse le temps. De notre relation nait la confiance. Je lui propose souvent de se lever et j’attends son accord sans jamais la brusquer.
Un jour, voilà qu’elle se sent prête. Tout se passe très bien, chaque semaine nous répétons le même rituel : éveil du corps, mouvements passifs et marche avec le déambulateur. J’y intègre peu à peu des notions qui semblent essentielles. Il me semble aussi qu’elle est capable de les intégrer. "On recule ses pieds", "on place ses mains sur les accoudoirs", "on décolle son dos du dossier", "on pousse en même temps sur les pieds et les mains en regardant le sol". Puis, on maintient sa verticalité un temps, le regard en face, on respire profondément. En marche pour le périple ! Parfois, nous écoutons de la musique pour cultiver la légèreté. Les sourires et les soupirs renaissent. Un jour, elle me fixe intensément d'un regard soutenu, sincère et me dit « merci ». Ce jour, j’ai su que tout ce temps pris avait servit à quelque chose. Non, ce temps n’avait pas été perdu. Cette dame s’était sentie considérée. Je ne lui avais pas demandé de mobiliser son corps, je l’avais aidé à investir ses mouvements, à les penser, à les désirer. La coquille ne se déplaçait plus seule, elle était de nouveau habitée, réanimée. Ses gestes étaient les siens.


Découverte


Un homme d’expérience qui avait eu du pouvoir se trouvait face à moi. Jeune, femme, que pouvais-je donc lui apporter ? Les premières séances, les rôles étaient inversés. C’est moi qui passais les tests. Je percevais chaque question comme une épreuve qu’il m’imposait pour me déstabiliser. Je ne me suis pas laisser impressionnée. Et voilà que les rôles s’inversent de nouveau mais il cherche toujours à me faire douter : « je vous imite », « je retombe en enfance », « j’agis sous votre contrainte ». Ma formation et ma conviction me poussent à laisser beaucoup de place aux personnes dans les séances. Le plus possible, je l’invite à être acteur mais il refuse de prendre parti pour mes propositions. Il répète et répète se soumettre et que s’il décidait, ce serait la tyrannie ! Le doute s’empare alors de moi. Son pari est réussit? 
Nos recherches du corps et de la pensée : les mobilisations articulaires cherchent à l’assouplir, le parcours moteur à solliciter son équilibre, l’écriture des ressentis à poser des mots sur ses sensations. Lui qui parle d'anarchie en lui. Quand il relit son écrit, il prend donc part à la séance puisqu'il parle. Il n’en a pas encore conscience. 
Une baisse des gardes, l’assouplissement peut-être, permet une relation plus équilibrée. Il trouve que son équilibre est meilleur. Nous abordons donc la respiration. Il s’applique à réaliser correctement les exercices, les vertiges s’expriment. Il constate qu'il respirait mal, que son cerveau devait manquer d’oxygène. La recherche d’une harmonie entre sa respiration et ses mouvements le déstabilise. Ce lien lui est inconnu. Lui qui s’est construit dans un contexte de guerre où le corps est développé pour tuer.  Une machine de guerre ! Il se confie de plus en plus et semble mal à l’aise ensuite. Ça n'est pas son habitude de se confesser ainsi. 
Il reprend conscience de ses sensations ignorées depuis l’enfance. Une prise de conscience qui semble l’agacer. Elle s’accompagne d'une réflexion sur lui-même, sa perte de capacités physiques, ses oublis du présent, sa peur de perdre son autonomie. D'une réflexion sur son entourage qui tend à l’infantiliser dans l’unique but de le protéger. Je lui fais prendre conscience que la séance est enfin co-animée. Il devait interrompre les séances ce jour là, mais il ne le fait pas. 

"Avec vous, c'est une découverte".